Existe-t-il une littérature propre aux immigrants?

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ENTREVUE  • SEPTEMBRE 2020

Gabriela Casineanu, auteure, coach professionnelle, conférencière.

 
 

Son parcours

Auteure à succès, coach professionnelle et conférencière, Gabriela Casineanu considère la vie comme un voyage à la découverte de soi.

Cette Canadienne d’origine roumaine, à l’âme créative et curieuse, a effectué un changement important en quittant sa zone de confort dans l’ingénierie, les technologies de l’information et la gestion d’entreprise pour se lancer dans le coaching.

Son nouveau métier a augmenté sa créativité, ce qui l’a conduite aussi à l’art en 2012 et à l’écriture en 2016.

Après l’auto-édition de son premier livre, Gabriela fonde en 2018 l’Association des écrivains immigrants/ Immigrant Writers Association (AEI/IWA) dont elle en est la présidente afin d’encourager les immigrants à utiliser l’écrit comme moyen d’expression. Aujourd’hui, l’Association compte plus de 106 membres.

SES SITES

GabrielaCasineanu.com
Amazon.com/author/gabrielacasineanu
immigrantwriters.com

1. Quel est le profil de l’auteur immigrant aujourd’hui?

J’ai observé trois profils, chacun avec ses spécificités :

a) Les immigrants qui ont écrit avant d’immigrer au Canada.

Ils ont déjà de l’expérience en tant qu’auteurs ou autrices et veulent continuer car leur expérience, le processus d’immigration, les différences culturelles et le pays d’accueil les inspirent énormément.

Défis : comprendre comment naviguer le système et faire connaître leurs œuvres au Canada. Ils n’ont pas assez de connexions, le monde littéraire et le marché du livre au Canada sont différents par rapport à leur pays d’origine. Ils font aussi face à la barrière de la langue lorsqu’ils ne parlent aucune des deux langues officielles au Canada qui sont le français et l’anglais. S’ils sont locuteurs de l’une de ces langues, ils souhaitent utiliser l’autre pour promouvoir le bilinguisme et cibler un plus grand lectorat.

Avantages : ils ont confiance en leur capacité créative et ont une connaissance générale de qui peuvent être les acteurs du milieu du livre (maisons d’édition, imprimeries, distributeurs, libraires, etc.) Tout ce qui leur manque c’est de créer ces connexions et comprendre les particularités du système canadien.

b) Les immigrants qui ont senti le désir d’écrire après être arrivés au Canada — comme moi.

Les facteurs qui déclenchent ce désir diffèrent d’une personne à l’autre, mais le désir est si fort qu’ils ne peuvent pas l’ignorer !

Défis : en plus des défis décrits plus haut le syndrome de l'imposteur peut être assez fort pour ce profil d’immigrants, car ils se lancent en territoire inconnu. Étant donné qu’ils ont envie de toucher un plus grand lectorat, ils se forcent à écrire dans une des langues officielles au Canada même s’ils ne la maîtrisent pas suffisamment ; ce qui affecte aussi leur confiance en eux-mêmes. De plus, ils n’ont aucune connaissance des processus d’édition, des services disponibles (aide à l’écriture du manuscrit) les différentes options pour éditer leurs ouvrages (maisons d’édition, autoédition, système hybride).

Avantages : ils peuvent tirer parti de leurs forces. En tant qu’immigrant, on comprend bien ce qu’il faut faire pour s’intégrer dans un nouveau système parce qu’on a la curiosité et le courage de le faire. On a déjà acquis certaines compétences (de vie, scolaires ou professionnelles) qu’on met facilement à profit pour naviguer dans le nouvel environnement qu’on veut intégrer (dans ce cas précis, le domaine littéraire).

c) Les immigrants de seconde génération.

Je considère dans cette catégorie les enfants d’immigrants des deux profils précédemment cités. Ces derniers sont nés au Canada ou ont immigré avec leurs parents avant d’entrer à l’école ou à l’âge scolaire. Ce profil est assez spécial, car les enfants sont exposés à deux « mondes » et ont souvent du mal à trouver leur place dans l’un ou l’autre. Ils grandissent avec la culture de leurs parents à la maison et sont exposés à la culture canadienne à l’extérieur et les deux cultures prônent parfois des valeurs contradictoires. Ils passent, à mon avis, par une crise d’identité inconnue de leurs parents qui ont du mal à les comprendre. Même si ce n’est pas facile à gérer, cette expérience très riche en émotions et réflexions les force à voir le monde sous plusieurs perspectives (ce qui peut manquer aux autres) et peut avoir des effets très bénéfiques sur leurs œuvres littéraires.

Défis : souvent ils s’enferment, en pensant être les seuls à passer par ces situations, ou encore ils ne trouvent pas la meilleure façon pour canaliser leurs pensées et leurs émotions vers quelque chose de plus bénéfique. Nous avons beaucoup à apprendre de ces générations qui vivent entre deux cultures. Leurs points de vue et leurs idées s’avèreraient très enrichissants.

Avantages : ils maîtrisent au moins l’une des deux langues officielles du Canada, sinon les deux. Ils grandissent dans le système et s’ils sont bien entourés, ils trouvent le moyen de développer leurs talents et d’exprimer leurs émotions par l’écrit. Leurs réseaux sociaux (familles, amis, collègues) sont beaucoup plus larges et cela leur assure une bonne base pour un futur lectorat.

2. De quoi parlent les auteurs immigrants dans leurs ouvrages? 

Les auteurs immigrants sont d'abord des écrivains. D'après ce que j'ai remarqué, les sujets et les genres littéraires qu'ils couvrent sont aussi diversifiés que la littérature en général. À mon avis, l'expérience de l’immigration—le fait d'être exposé à différentes cultures et à leurs modes de vie—ne fait qu'enrichir le contenu de leurs œuvres.

Qu'ils écrivent de la fiction, de la non-fiction ou de la poésie, on trouve souvent dans leur travail un substrat profond qui n'est pas visible en surface; des idées et des expériences importantes avec une valeur universelle ou spirituelle empreinte d'une richesse de perspectives et de nuances spécifiques au genre littéraire choisi.

C'est comme s’ils utilisent la littérature comme un outil de communication — familier aux autres — pour explorer et partager leur réflexion profonde, des solutions qui peuvent améliorer le monde entier et pas seulement leur vie et celle de leurs proches. Par exemple, en surface,

il peut s'agir d'un livre de fiction, mais le message que l'auteur veut partager est l'importance de la durabilité environnementale pour nous et les générations futures. Ou, dans un poème sur l’immigration, le poète présente son point de vue par rapport à la liberté d’expression (qui est totalement négligée dans son pays d’origine).

Les défis auxquels sont confrontés les immigrants avant d’immigrer et une fois dans le pays d'accueil contribuent également à leur développement spirituel. L’écriture—un médium recommandé même par les psychologues—s’avère être une thérapie et un canal de liberté d'expression pour leurs opinions et leur créativité. Ces derniers qui peuvent toucher les autres et nous faire grandir ensemble.

3. Qui lit les ouvrages des auteurs issus de l’immigration ?

Les immigrants

Selon Statistiques Canada, plus de 75 % des immigrants diplômés universitaires ont obtenu leur diplôme le plus élevé à l’extérieur du Canada. Ces personnes sont habituées à un certain niveau de vie dans leur pays d’origine et cela inclut la culture et la littérature. Une fois au Canada, ils ont toujours aussi soif de la culture qui fait partie de leur vie.

Ils aiment se retrouver dans ce qu’ils lisent et/ou se laisser inspirer par les ouvrages des autres immigrants—ce qui les fait réfléchir à des aspects qu’ils n’ont pas encore envisagés.

Même les livres avec des conseils écrits par des immigrants revêtent un intérêt pour eux, car ils savent que ces auteurs prennent en considération les défis provenant de l’intégration dans le pays d’accueil (pas juste des conseils généraux).

Les non-immigrants

C’est ce que j’ai observé quand j’ai représenté AEI/IWA à quelques salons de livre. Cette tranche de la population est déjà exposée au multiculturalisme au Canada.

En dehors de ceux qui se considèrent comme faisant partie de la littérature canadienne, il y en a qui veulent s’éduquer davantage sur les défis des immigrants, leurs expériences (avant et après l’immigration), les coutumes et les richesses des autres cultures du monde, ou simplement se laisser voyager le temps d’une lecture dans les endroits plus “exotiques”.

4. Que lisent les immigrants?

Un peu de tout! Chacun selon ses préférences, en fonction de leurs besoins et de leurs genres littéraires de prédilection.

5. Comment est-ce que cette littérature se positionne de nos jours?

Je découvre de plus en plus des maisons d’édition et des magazines littéraires qui acceptent des ouvrages qui traitent de la diversité. Ils considèrent les œuvres des immigrants comme faisant partie de cette catégorie. Toutefois, je pense que cette approche peut diminuer la perception de ces ouvrages et peut limiter l’accès aux ouvrages des auteurs immigrants à une plus grande échelle. Les immigrants aussi veulent que leurs œuvres soient disponibles à ceux qui sont intéressés par le genre littéraire et les sujets qu’ils abordent, pas seulement à ceux intéressés par la diversité.

Je remarque aussi un nombre grandissant d’immigrants qui veulent partager leurs connaissances et expertises accumulées—avant et après l’immigration au Canada—pour aider les autres. Leurs connaissances et leurs expertises peuvent s’avérer utiles non seulement à l’économie canadienne, mais aussi aux autres immigrants et à leur parcours professionnel au Canada. Cela est aussi un moyen d’augmenter leur visibilité, la confiance en eux et d’être perçus comme des experts dans leurs domaines. Une stratégie souvent utilisée par les Canadiens et qui est aussi utile aux immigrants qui ont senti leur confiance diminuer à cause des défis liés à l’immigration ou à un changement de carrière au Canada.

Ayant écrit et auto-édité seize livres de non-fiction (dont quatre en français), je peux témoigner des avantages tirés de cette approche : mon premier livre (Introverts : Leverage Your Strengths for an Effective Job Search, écrit au Canada et bestseller dans sept pays) a sûrement contribué à plusieurs invitations (conférences, présentations, etc.) et d’être acceptée par l’Université York (Campus de Glendon) pour enseigner et coacher leurs étudiants. Ce genre de livres connaît une demande croissante dans le monde entier — Canada inclut — parce qu’ils répondent à un besoin de nos jours. Toutefois, ce type d’ouvrages demande des stratégies de publication et de promotion différentes et les auteurs immigrants qui se font auto-éditer n’ont malheureusement pas accès au système de distribution de leurs œuvres littéraires qui est pourtant bien établi au Canada — ce qui peut être décourageant.

6. Y a-t-il une tendance qui se dessine à ce niveau?

Je trouve qu’il y a un courant qui devient plus fort avec les années qui passent, ce qui favorise une forte croissance de mouvement littéraire. Le monde s’ouvre de plus en plus aux avantages à tirer de la diversité et de l’équité—et souvent les œuvres des immigrants s’inscrivent dans cette catégorie. Récemment, j’ai participé à un séminaire avec les bibliothécaires partout au Canada. Ils étaient tous intéressés à savoir comment trouver des livres sur la diversité dans les catalogues des éditeurs. Apparemment, il n’y a pas beaucoup de choix en ce moment, ni un système à jour pour les trouver. Quand j’ai posé la question s’il y a une façon de trouver des livres écrits par des immigrants, je n’ai pas eu une réponse. Les codes BISAC et Thema — utilisés pour cataloguer les livres dans les systèmes utilisés par les bibliothèques et pour distribuer des livres vers les librairies définissent clairement certains aspects de la diversité (langue, genre, orientation sexuelle, habiletés physiques, croyances religieuses, etc.) mais pas le statut de l’immigrant.

L'AEI / IWA joue un rôle à cet égard, avec des anthologies de ses membres publiées chaque année et d'autres activités qui encouragent les immigrants et nous encourageons les nouveaux membres à nous rejoindre.

7. Quels sujets intéresseraient les lecteurs?

C'est une très bonne question à poser aux lecteurs ! J'aimerais bien lire les résultats des sondages à l’issue des questions pertinentes en lien avec des ouvrages rédigés par les immigrants ou qui parlent des immigrants. En général, les résultats des sondages que j'ai lus diffèrent en fonction de la période de l'année et de l’actualité locale, nationale ou mondiale.

Par exemple, pendant les vacances d’hiver, la fiction et les livres de cuisine se vendent mieux ; entre janvier et mars, les livres d’auto-apprentissage (grâce aux résolutions du nouvel an). Depuis la pandémie de la COVID-19, un grand intérêt pour les livres pour enfants et adolescents s’est manifesté parce que de nombreux parents ont été forcés de travailler de la maison et il leur fallait occuper leurs enfants.

Concernant le format, une fois de plus cela dépend des préférences. Mais les sondages du BookNet Canada montrent que cela dépend également de différents facteurs. En Europe, par exemple, nombreux sont ceux qui préfèrent encore le livre imprimé. Pour ce qui est de mes livres, les ventes pour le marché américain et canadien sont presque pareilles : moitié support imprimé et moitié support électronique. Cependant, lorsque j'ai posé cette question sur LinkedIn, 70 % des répondants ont dit qu'ils préféraient toujours le format imprimé (la plupart de mes connexions sont des immigrants).

Il faut également mentionner la tendance croissante des livres audio de fiction et non-fiction ! De nombreux auteurs envisagent également cette option, étant donné la croissance rapide du marché de ce format de livres.

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